Les véhémences d’un déraciné

Arts Libre
Roger Pierre Turine for Arts Libre
 

La découverte est toujours un festin de roi et plonger en cette peinture de fièvres et d’élans n’est certes pas gagné d’avance. Il faut la scruter, s’en imprégner, s’y blottir parfois pour comprendre ou tenter de percer des secrets qui, quoi qu’il en soit, resteront pour vous et nous très secrets. Né dans un pays, sur une île, à peine réchappéede l’ère sanglante, tyrannique, de Duvalier, Manuel Mathieu n’a sans doute vécu les drames des siens que par récits interposés, mais aussi en constatant une pauvreté insulaire qui ne pouvait déboucher que sur des violences entre pauvres, très pauvres, et nantis imbus de suffisances. S’il est avant tout un peintre, l’artiste est aussi un homme qui pense, vibre et vit et sa peinture est, comment en douter, le reflet d’inquiétudes, de révoltes lourdes ou latentes qui vous habitent l’être de chair et de sang. Sa peinture se profile, de la sorte, en exutoire d’un tropplein de blessures.

 

Abstraction habitée

Manuel Mathieu ne vit plus en Haïti. Exilé pour se bâtir une carrière artistique, il a étudié au Québec et à Londres et, désormais, il vit à Montréal. Artiste aux multiples facettes, comme nombre de créateurs de sa génération, il se reconnaît pourtant d’abord en homme qu’émoustillent pinceaux et couleurs. Il peint des petites toiles ou alors de très grandes et des unes aux autres, on ressent cette même véhémence qui les voue toutes à une sorte de profusion de gestes, de traces, de coulures ou alors, a contrario, de simplifications presque minimalistes de ses épanchements. Peint-il des êtres avec des yeux qui s’arrondissent au coeur de ses magmas ? Peint-il des personnages ou des fantasmes ? Une incontestable énergie les domine et quand, plus économe, il peint, cela lui arrive dans cette exposition enlevée à la hussarde, une seule ligne noire qui serpente, s’enroule, s’accroche dans le blanc qui la cerne, on s’en étonne. Couleurs vives, incandescentes ou colorations davantage intériorisées, les peintures de Mathieu énoncent, ici et là, des contradictions, preuve s’il en est que tout homme est multiple, capable de défendre des causes complexes.

 

Peinture en fusion

Quoi qu’il en soit, la sensation qui domine est celle d’avoir affaire avec une peinture en fusion, une peinture aussi fusionnelle, ses variantes s’entrelaçant avec bonheur. Vivante et même hurlante, cette peinture vous assène un grand coup dans les gencives, quand ce n’est pas dans l’oeil. Elle peut aussi être plus tendre avec ses roses, ses verts tamisés. Mais ce qui, d’évidence, l’emporte dans le feu de l’action, c’est un trop-plein d’urgences à tu et à toi avec une espèce d’inquiétude qui emporterait tout sur son passage. Une suite de petites oeuvres sur papier donne libre cours à un lyrisme plus délicat, à des formes informelles, hybrides, lâchées comme à brûle-pourpoint. L’art de Manuel Mathieu seraitil cri déchirant un espace obstrué, interdit ? Sa peinture offre en tout cas une vision très contemporaine du chaos qui nous gouverne.

16.11.2018