Venu de Brooklyn, Tony Matelli expose pour la première fois en Belgique, chez Maruani Mercier. En se mesurant à une matière factice, il pose de profondes questions.
Tony Matelli, cet Américain de Chicago, la ville des vents, aime se mesurer à la matière. Lui dont la famille vient d'Italie ("certains de mes parents prétendent que ce serait la Toscane, mais cela semble évidemment douteux", sourit-il, allusion à son physique trapu et à ses boucles noires, "le Sud est plus probable…").
Les sculptures de Matelli sont inspirées de sculptures antiques ou classiques, bronzes romains ou composition baroques de maîtres comme le Bernin. Elles sont ébréchées, brisées, parcellaires, vieillies, comme une reconstitution du passé. Pourtant, elles ne proviennent pas de fouilles archéologiques, mais de son atelier new-yorkais, où elles sont soumises à un processus très intensif d'élaboration, de construction, de peinture, "qui réclame une éternité de travail, au-delà même de ce que l'on pourrait imaginer", insiste-t-il.
Les fruits qui jonchent la sculpture sont rendus dans leur vérité charnelle et juteuse, au prix d'un travail de teinture dans la matière et de cuisson qui relève d'un processus artisanal faisant appel à des techniques de pointe (il étudie aussi l'éventualité de l’impression en 3D).
Les pastèques en uréthane (une sorte de polyuréthane) qui ornent sa "Demi Héra", statue en pied de la déesse au corps tronqué par l'outrage du temps ont été choisies en raison de leur taille. "Cette pièce est destinée à être exposée en extérieur, il fallait un fruit peu discret, visible de loin", précise-t-il. La statue blessée en pierre artificielle, est sur un socle fabriqué dans un "matériau qui compose 85 % de ce que vous voyez à Las Vegas: si cela paraît ancien et pompeux, c'est fabriqué dans cette sorte de résine, légère, durable et non-toxique pour ceux comme nous qui la travaillons", s'amuse-t-il encore.
Un buste ("Bust - eggplant"), réminiscence d'un Arcimboldo dépouillé, est orné d'aubergines qui peuvent-être une défiguration, l'évocation d'attributs sexuels exorbitants.
Le bronze et la pierre, le fruit et le légume: le ferme et le pérenne s'allie et s'affronte au mou, au juteux et au périssable. Matelli ne s'arrête pas là: il drape deux nobles lions, eux aussi délabrés par l'outrage d'un temps fictif, de fruits pour l'un ("Lion - Fruits"), et hot-dogs et de pizzas pour l'autre ("Lion – Pizza"). Ces pizzas n'ont rien de la finesse de leurs origines italiennes, et tout du gigantesque qu'apprécient les Américains: on y verrait bien une garniture à base d'ananas… qui ferait défaillir tout Napolitain qui se respecte.
Il y a certes du plaisir, de la joie, à réaliser ces pièces, mais aussi beaucoup de sérieux.
Un regard trop rapide pourrait y lire une volonté de grotesque et d'ironie. "Le travail considérable que réclament ces pièces ne me permet pas de m'arrêter sur cette envie de truculence. Il y a certes du plaisir, de la joie, à réaliser ces pièces, mais aussi beaucoup de sérieux." En somme, il y a de l'Hubert Robert chez Matelli, un sculpteur des ruines chez qui la mise en présence d'un passé recomposé et d'un monde actuel criard possède une dimension de vertige.
En réalité, cette exposition des œuvres de Matelli ne s'arrête pas au jeu des époques. En effet, les sculptures qui occupent les salles élégantes de la galerie de Serge Maruani et Laurent Mercier avenue Louise sont cernées de miroirs qui les regardent et où elles se reflètent. Ces miroirs travaillés selon un procédé de couches et de caches procèdent par soustraction: après le retrait du cache, que l'on "pèle", un pinceau trace des figures, comme le doigt qui dessine sur une vitre givrée. Et autour de ces graffitis sur verre subsiste une pluie de points noirs, comme d'un miroir ancien dont la plaque d'étain et de plomb dissoute au mercure serait piqué.
Ce dispositif, qui met en regard de fausses-vraies sculptures et de faux-vrais miroirs, recèle des surprises visuelles. Celui qui déambule entre ces figures tridimensionnelles et ces écrans plats que sont ces miroirs structure sa propre exposition de reflets et de mises en abyme.
Avec cet accrochage qui reconstitue faussement ce qui pourrait être un salon élégant, Matelli insuffle une nouvelle étrangeté à la vie ordinaire.
Cet ensemble forme une troisième dimension, une installation qui dépasse la somme de ses parties, faites de sculptures et de miroirs. Avec cet accrochage qui reconstitue faussement ce qui pourrait être un salon élégant (à Las Vegas ou ailleurs), Matelli touche son but: ce qu'il appelle d'un néologisme ("reweird"), insuffler une nouvelle étrangeté à la vie ordinaire.