Clins d’oeil complices en Facétie

La Libre

Exposition d’envergure muséale, ce délicieux dialogue entre Man Ray et Marcel Mariën nous donne une grande leçon d’affection.

 

Véritablement stimulante, cette présentation célèbre, dans un premier temps, la longue amitié et l’extraordinaire collaboration entre Man Ray (1890- 1976) et Marcel Zerbib (1924-1980). Ce galeriste et éditeur d’art français, considéré comme l’un des piliers intellectuels de l’après-guerre de la Rive gauche, rencontre Man Ray par l’entremise de Max Ernst en 1951. S’inspirant mutuellement, ils élaborent ensemble des éditions d’objets insolites que Man Ray intitule, de façon générique, “Objets de mon affection”. Des pièces imaginées dans les années 20 et 30 qui donneront lieu, sous l’impulsion de Zerbib, à des éditions. Ces treize “Objets de mon affection” – rares ready-mades et assemblages particulièrement précieux pour l’artiste – sont rassemblés dans une publication de 1968. Véritable challenge, l’enseigne réunit pour la première fois depuis les années 60 les treize pièces phares.

 

Une concentration d’oeuvres iconiques. Sincère béguin pour ce totem, plus abstrait que figuratif, qui évoque directement les arts premiers. Une réalisation qui annonce déjà l’attrait de Man Ray pour la sculpture africaine qu’il immortalisera dans une série de photographies. On rencontre aussi trois versions de ses haltères (ébène, argent et alliage noir) dont le terme, à lui seul, amuse l’artiste.

 

Sensible aux  mots, il observe cette fabuleuse contradiction : en anglais, haltère se traduit “dumbbell”, soit la contraction de “dumb” et de “bell” ou de “muet” et de “cloche”. Mais notre coup de coeur absolu se fixe sans le moindre doute sur ce fabuleux jeu d’échecs et ses pièces de bronze d’une délicatesse à faire fondre (aussi nos économies). Le plateau est une merveille. Il est bordé de cette inscription savoureuse à souhait : “le Roi est à moi la Reine est la Tienne la Tour Fait un four le Fou est comme vous le Cavalier déraille le Pion fait l’espion comme toute canaille Fait de toutes pièces”. L’exposition se poursuit avec d’autres oeuvres de stature muséale qui insistent sur l’importance et l’omniprésence de Man Ray dans l’art contemporain.

 

Relève assurée

Donnant la réplique à l’Américain, le benjamin du surréalisme en Belgique : Marcel Mariën (1920-1993). Personnage hors norme, Mariën rejoint le groupe surréaliste en 1937. Il a 17 ans et vient de faire une rencontre déterminante en la personne de René Magritte (dont il a découvert l’oeuvre dans une exposition collective, deux ans plus tôt). La même année, il confectionne et expose sa première oeuvre, sans doute la plus célèbre, qui inaugure une longue série d’assemblages : L’introuvable (une lunette dont les branches se rassemblent autour d’un verre unique). Sur sa lancée, il crée un univers qui lui est propre : subversif et humoristique, poétique et irrévérencieux. Bien que prolifique, il refuse catégoriquement toutes formes de reconnaissance. Personnage intrigant, il laisse derrière lui de nombreuses inconnues.

 

Évidence et connivences

Man Ray a incarné une influence significative pour les surréalistes débutants, y compris Marcel Mariën. Membre fondateur et administrateur délégué de la Fondation Marcel Mariën, Augustin Nounckele livre un très bel éclairage des passerelles et autres espaces de connivences entre ces deux artistes : “Au-delà de leur contemporanéité, de leur participation au mouvement surréaliste et de leur capacité à créer sur différents supports, leur pratique de l’assemblage met en avant d’autres similitudes. C’est par exemple le cas en ce qui concerne l’intégration d’objets du quotidien dans leurs assemblages. Il n’est dès lors pas rare d’identifier chez ces deux artistes des oeuvres partageant une utilisation commune d’un même objet […]” (catalogue, p. 71) On retrouve en effet bien des échos d’une démarche à l’autre. Tous deux vont s’approprier et manipuler des objets du quotidien qui se retrouvent chez l’un et l’autre : l’image du fer à repasser, du jeu d’échecs, du balai, des couverts, des emprunts direct à l’histoire de l’art, et en particulier des clins d’oeil non dissimulés à la Vénus de Milo… “[…] Il est fréquent d’observer chez Man Ray, comme chez Mariën, la transmigration d’un objet vers la photographie, ou inversement. C’est ainsi que La Veuve progressive de Mariën est à la fois un assemblage et une photographie, jouant sur un procédé identique.” (Augustin Nounckele, cat. p. 71) Cette exposition, multipliant les détournements dans un même esprit de dérision et de provocation, synthétise à merveille les affinités entre ces deux artistespivots de l’avant-garde. Un ensemble, copieux à souhait (plus de 80 pièces), qui prouve que l’affection n’est pas un sentiment fade. Ici, affection rime avec passion et profonde admiration ! N’en déplaise à Léautaud.

3.2.2021